Il y a quelques
dimanches, le Pasteur Roger Bosiger, invité à présider
le culte à l'Oratoire, nous invita à lire ce texte
de l'Evangile de Marc 14:3-9 . Et il discerna trois qualités
dans l'action de cette femme: Il s'agit d'une action radicale, qui s'accomplit au juste moment,
et dont le rayonnement dépasse tout ce qu'elle aurait pu
imaginer.
Nous avons repris ces trois points pour lancer un travail de réflexion
au coeur du Conseil de l'entraide.
Une action radicale: " Elle tenait un vase d'albâtre qui" renfermait
un parfum de nard pur de grand prix; elle brisa le vase et répandit
le parfum sur la tête de Jésus. "
La femme , réellement ou symboliquement, donne tout ce qu'elle
a. Non seulement elle verse le contenu du vase, parfum de grand
prix, mais elle brise le contenant, qui donc ne pourra plus resservir.
On se situe là dans la radicalité biblique et évangélique,
celle qu'on trouve par exemple dans l'histoire d'Elie et de la veuve
de Sarepta dans I Rois 17, où celle-ci est invitée
à donner son dernier pain, ou encore dans l'histoire de la
pauvre veuve du Temple de Jérusalem, qui en donnant quelques
piécettes, donne " ce qu'elle a pour vivre. " (Marc
12,41-44)
Mais ce don radical est-il folie ou sagesse ?
Dans le livre des Rois, le don de la veuve de Sarepta est assorti
de la promesse de l'inépuisable, et dans l'Ecclésiaste
au ch. 11 on peut lire: " Jette ton pain à la surface des eaux, car avec le
temps tu le retrouveras, donne une part à sept et même
à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur
cette. terre"
A contrario le refus de donner est présenté comme
folie : qu'on songe au riche insensé qui refuse de partager
avec le pauvre Lazare,
(Luc 6,19-31), ou encore à l'histoire étrange d'Ananias
et Saphira dans le Livre des Actes.(5, 1 -11)
Ils meurent de n'avoir pas su donner sans mesure.
Au niveau d'un Conseil diaconal, cela peut nous inviter à
nous poser cette question : quelle est la mesure de l'action diaconale
?
Comment interpréter et vivre la radicalité du don,
entre le désir d'imitation de Jésus-Christ, et le
découragement devant l'irréalisme de l'exigence évangélique
?
Dans un très beau texte, Bernard de Clairvaux, au 12ème
siècle, utilise l'image du canal et du bassin pour proposer
une mesure du don: Dans la vie spirituelle, frères, gardons-nous d'une part
de donner ce que nous avons reçu pour nous, et d'autre part
de garder pour nous ce que nous avons reçu pour le donner.
Tu confisques à ton profit le bien de ton prochain si, par
exemple, tu es non seulement rempli de vertus mais encore doué
de science et d'éloquence, et que par paresse, ou par excès
de discrétion et d'humilité, tu enfermes dans un silence
inutile, et plus encore coupable, une parole dont les autres pourraient
tirer grand profit. Au contraire, tu dissipes ce qui te revient,
et tu le perds, si avant d'être toi-même comblé
totalement, tu te dépêches de répandre ce dont
tu n'es qu'à moitié rempli.
De la sorte, la sagesse consiste pour toi à jouer le rôle
d'un bassin et non pas d'un canal. Un canal rend presque immédiatement
ce qu'il reçoit, un bassin au contraire attend d'être
rempli pour alors communiquer sans dommage ce dont il surabonde.
Avec sagesse imite le Seigneur De sa plénitude nous avons tout reçu. Apprends, toi
aussi, à ne répandre que ce dont tu es rempli. Ne
prétends pas être plus généreux que Dieu.
Si tu n'as pas d'égard pour toi-même, pour qui d'autre
saurais-tu te montrer bon ?
Si l'on applique l'image de Bernard de Clairvaux à la femme
qui verse le parfum sur la tête de Jésus, ce parfum
de grand prix représente donc ce qu'elle a reçu, et
qu'elle redonne donc, dans un geste de reconnaissance. Et le vase
brisé peut symboliser Jésus lui-même, qui va
vivre cette brisure dans son propre corps.
On peut dire que la radicalité du don ne se situe pas dans
une générosité prodigue, mais dans le sens
pleinement accordé à ce don
... qui s'accomplit au juste moment
Quelques-uns exprimèrent entreeux leur indignation : " A quoi bon perdre ce parfum. On aurait
pu vendre plus de trois cents deniers et les donner aux pauvres.
Mais Jésus dit : Laissez-la. Pourquoi lui faites-vous de
la peine ? Elle a fait une bonne action à mon égard
; car vous avez toujours les pauvres avec vous, et vous pouvez leur
faire du bien quand vous le voulez, mais moi, vous ne m'avez pas
toujours. Elle a fait ce qu'elle a pu ; elle a d'avance embaumé
mon corps pour la sépulture. "
On est là dans un débat bien connu entre l'utile et
l'inutile, l'urgent et l'essentiel ?
C'est le débat entre Marthe l'active et Marie la contemplative.
C'est aussi, d'une certaine manière, le débat qui
préside à l'institution des diacres. dans le livre
des Actes au ch. 6, où les apôtres désirant
garder leur énergie pour l'enseignement de la Parole, chargent
les diacres ou " serviteurs " du service des tables. Cependant,
il faut noter que le diacre Etienne continue à témoigner
par la Parole jusqu'à en mourir, et, plus loin, c'est le
diacre Philippe qui baptise l'eunuque éthiopien.
Le diacre ne peut donc être vu comme la seule figure :
- de "
l'action " contre " la contemplation ",
- de l'immédiat " contre " l'éternel ",
- de l'utile " contre " l'inutile. "
La question qui peut se poser à un Conseil d'Entraide est
donc : quelle est la mesure du temps diaconal ?
Ce qui donne sens à l'action de la femme, c'est la mort proche
de Jésus. De même, ce qui donne sens à l'être
chrétien, mais aussi à l'action diaconale, c'est l'Espérance eschatologique, quelle que soit la façon dont on l'exprime:
retour du Christ, accomplissement du règne de Dieu ...
appel à la vigilance " veillez et priez car les temps
sont proches " s'adresse à tous les chrétiens,
et doit sans cesse être interprété,.sous peine
de sacrifier l'essentiel à l'urgent.
Un texte du Pasteur Alain Houziaux nous invite à savoir vivre
l'attente :
Si tu ne sais quel doit être ton chemin,
Attends, car la semence germe et croit sans qu'on sache comment.
Attends que s'impose à toi le chemin où tu supporteras
d'être sous le regard de
Dieu et de tes frères sans avoir rien à dissimuler.
Attends qu'un chemin de justice et d'amour s'impose à toi
comme une évidence à laquelle tu ne peux que consentir
si tu ne veux pas trahir ce qu'il y a de plus vrai en toi. Et demande
que te soit donnée la voie de la simplicité, celle
où tu n'auras pas à tricher avec tes faiblesses, celle
où le pardon de Dieu et de tes frères sera ton pain
nécessaire pour chaque jour.
Tu seras alors sans abri.
Tu seras toi-même comme un abri contre le vent et dont le rayonnement est inimaginable.
" En vérité, je vous le dis, partout où
on annoncera l'évangile, dans le monde entier, on racontera
ce que cette femme a fait et on se souviendra d'elle. "
Non seulement l'odeur du parfum s'est répandue dans la
maison et alentour, mais cette fragrance peut être lue comme
un symbole de la " Bonne Nouvelle" qui va se répandre
dans le monde entier. Et donc la femme qui a accompli ce geste,
fait partie intégrante de l'Evangile. Son geste a quelque
chose d'inaugural.
Ceci nous fait réfléchir à l'articulation entre
le matériel et le symbolique. Il y a ce que l'on donne, ce
que l'on fait, il y a la manière dont on le donne ou on le
fait, et il y a la signification du don et des actes, et leur portée
qui, heureusement, ne dépend pas de nous.
Ceci nous conduit à cette question : Quel peut être
le rayonnement de l'action diaconale?
Et nous ne pouvons répondre à cette question, sinon
par une autre question que nous avons à nous poser toujours
: que signifie être serviteur ? Etre diacre ?
Si l'on applique à cette femme qui verse le parfum sur la
tête de Jésus le beau nom de servante, on se rend compte
qu'il est moins question d'exemplarité éthique que
de témoignage spirituel. Son acte rend témoignage
à Jésus le Messie qui va mourir. Les pauvres en sont-ils
lésés pour autant, comme le suggèrent les disciples
? Rien n'est moins sûr si l'on songe que le rayonnement de
l'Evangile les concerne au premier chef, et que cet acte est destiné
à devenir source de " charité " ou "
d'amour"
On ne peut s'empêcher de penser à 1 Corinthiens
13 :
" Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture
des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être
brûlé, si je n'ai pas l'amour, cela ne me sert de rien.
"
En écho, voici quelques lignes de l'imitation de Jésus-Christ,
texte du 15 è- siècle :
" Sans la charité, l'action extérieure ne vaut
rien ; au contraire, une action faite par charité, fût-elle
la plus petite et la plus inaperçue, se transforme toute
en fruits.
Dieu pèse davantage la valeur du motif que la grandeur de
l'action.
Il fait beaucoup, celui qui aime beaucoup. Il fait beaucoup, celui
qui fait bien. Il fait bien, celui qui sert la communauté
plus que son propre désir. "
Dans l'action diaconale, comme dans l'être diaconal, tout
indique Dieu et le Christ. Et cette assurance devrait nous rendre moins
timides et même moins modestes dans notre témoignage.
" Quel que soit votre travail, faites-le de bon cur,
comme pour le Seigneur. " peut-on lire dans l'épître
aux Colossiens.
Que le travail diaconal, le service du monde et de nos frères,
soit destiné à faire rayonner le nom de Celui qui
l'inspire, ceci doit se redire et se vivre chaque jour, car c'est
là que nous apprenons ce que signifie être serviteur.
C'est ce rayonnement comme condition et comme vocation de l'action
diaconale que l'on peut entendre dans la règle de Reuilly.
Florence Taubmann